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Il n'était pas possible de mieux rappeler Geralt de Riv (le personnage contrôlé). Les livres d'A. Sapkowski avaient achevé son histoire. Je peux essayer de la résumer en une phrase, cette histoire : c'est le parcours d'un homme en qui la peur s'insinue, progressivement, discrètement aussi, cependant que son métier de tueur insensible décroît du fait qu'augmente son goût pour la vie et, par effet d'association, la crainte de perdre ceux pour qui elle importe d'être conservée. Le personnage littéraire en était arrivé là. Les développeurs de The Witcher ont alors jugé que cette histoire pouvait continuer, qu'elle devait se poursuivre. Geralt est ainsi devenu amnésique.
Et je répète : il n'était certainement pas possible de mieux rappeler cet homme d'entre les livres. Les modifications de son comportement, les évolutions de son caractère rendaient impraticable une reprise de son métier de sorceleur (= tueur de monstres). Pour l'y rappeler, pour l'y contraindre à nouveau, les développeurs ont choisi d'amputer sa mémoire. Ils ont interrompu son repos pour le ramener de force dans un état qui faisait sa faiblesse, je veux dire son état de tueur insensible, prétendument insensible, état par lequel il ignorait la peur.
Geralt avait finalement ressenti cette émotion, au bout des livres, il avait ressenti la peur de mourir ; mais les développeurs l'ont ramené dans son ignorance. Geralt avait craint de perdre la vie qui le rattachait aux personnes aimées ; mais les développeurs ont effacé le souvenir de ces personnes, sa fille (Ciri) et la mère de sa fille (Yennefer) au premier rang. Geralt avait enfin renoncé au métier de sorceleur ; mais les développeurs l'ont remis de force au travail. Un châtiment, ces peines ont l'effet d'un châtiment pour Geralt. Le châtiment de l'oubli. Pire, l'oubli du châtiment, l'oubli des souffrances infligées par les obligations de son métier. L'oubli d'avoir changé. L'oubli de soi.
La bonne question, maintenant, c'est de savoir si cette maltraitance de Geralt valait le coup, s'il n'aurait pas été mieux de laisser le personnage dans un repos qu'il avait durement acquis à travers les livres. En 2021, après deux suites, je réponds : oui ça valait le coup. Ca valait le coup de maltraiter Geralt, de remettre sur son dos le poids d'un fardeau qu'il avait jeté -- le poids des armes. Oui, décidément, le sadisme et la cruauté valaient le coup.
Mon seul déplaisir dans le retour de Geralt, à vrai dire ma seule bouderie, c'est le succès récolté par ce retour. Grand, grand déplaisir. Sans la notoriété gagnée par les jeux vidéo, peut-être Le Sorceleur n'aurait pas connu la convoitise des requins de la Bourse, et Netflix n'aurait pas senti l'occasion de chasser l'affaire en produisant quelle détestable, quelle abominable série télévisée. Série qui au surplus est un drame pour l'intelligence. Pour le cinéma en entier, pour l'art cinématographique. Et même pour la postérité de l'oeuvre polonaise.
Mais le mal est fait. L'oeuvre est dorénavant salie. Les jeux vidéo n'y sont pour rien, pour ça non. Eux ils ont plutôt sublimé l'oeuvre littéraire, en tout cas le deuxième et (surtout) le troisième opus l'ont bien fait. Le premier en revanche c'est moins sûr. Il n'est pas en lui-même un aboutissement remarquable -- quoiqu'au bout du compte The Witcher est à mon avis un grand jeu. Il est avant tout remarquable (et recommandable) comme premier essai d'une équipe de développeurs au début de son potentiel créatif. C'est pourquoi ma critique sera au diapason des quinze années de création suivant ce premier jeu vidéo de CD PROJEKT.
Le mieux c'est de commencer par où plein de joueurs ont arrêté leur jugement : le principal indésirable, le plus connu, quand The Witcher intervient dans une discussion, c'est la mécanique de combat. Elle ressemble au système d'un Last Chaos, même genre : cliquer sur un ennemi jusqu'à le faire mourir. Cliquer. Cliquer. Cliquer... trois, quatre, six fois sur chaque cible. Cliquer. Pas trop tôt. Pas trop tard. Cliquer. C'est rebutant. Cliquer. Rebutant oui. Il faut le dire, d'accord, il fallait le dire : rebutant très rebutant. Mais pour moi il y a plus grave...
... En comparaison de The Witcher 3 et de Cyberpunk 2077, The Witcher occasionne rarement des temps morts à l'intérieur de son intrigue. Rarement je dis bien, pas complètement : certaines quêtes secondaires dérivent plus ou moins de la direction principale. Mais en elles-mêmes, dans leurs directions particulières, peu de quêtes troublent l'ordre narratif d'un jeu vidéo standard. Elles tombent à-pic et sans détour, elles se conforment au rythme empressé de la quête principale. Attention : le scénario n'est pas mauvais en lui-même, ça non, mais il est académique. Lourdement académique.
L'ordre narratif standard, dans la plupart des jeux vidéo, commande aux scénaristes de mettre l'histoire au service des règles du jeu, lesquelles règles sont elles-mêmes au service du joueur, de son divertissement. C'est pourquoi souvent les règles des jeux vidéo réduisent les possibilités du joueur à des affrontements plus ou moins spectaculaires. C'est facile à vendre. C'est moins risqué. Le studio Remedy, par exemple, malgré ses (petites) ambitions scénaristiques, n'a jamais risqué de raconter des histoires qui n'appelassent pas des affrontements armés. C'est le cas dans Alan Wake. Dans Quantum Break. Et dernièrement dans Control.
Pourquoi je parle de ça, pourquoi, parce que j'évalue The Witcher quinze ans après sa sortie. Or je sais depuis l'importance que CD PROJEKT trouve à raconter des histoires qui ne soient pas de simples mises en situation d'affrontement pour le joueur. Le récit de The Witcher 3 par exemple n'est pas conduit par un souci constant d'efficacité narrative ; il est rempli de moments qui dévient de la destination finale, des longs moments d'interposition entre le parcours du joueur et le cheminement obligatoire imposée par l'histoire. Cyberpunk 2077, pareil : plusieurs segments du récit sont en excès par rapport à la stricte utilité du scénario principal, ils sont aussi en décalage avec les attentes ordinaires d'un divertissement purement spectaculaire. Ces segments, ces moments sont en fait des ouvertures, des flottements narratifs.
Dans The Witcher les flottements sont rares. Je l'ai dit : l'histoire se précipite -- par souci d'efficacité. Les quêtes secondaires, elles, sont lourdement utilitaires, je veux dire simplement élaborées pour ne pas laisser le joueur sans occupation. Beaucoup des PNJ qui proposent ces quêtes n'ont l'air d'exister que pour cette raison. Raison d'utilité : amener le joueur quelque part, le faire tuer quelque chose, lui demander de faire une course, etc.
Tout ça bien sûr est justifié par la fonction du personnage, par la nature de son métier (il vend ses services en échange d'une rétribution). Tout comme d'ailleurs son amnésie justifie son ignorance, laquelle ignorance permet aux développeurs de mettre le joueur à son niveau en concevant les quêtes comme des moyens d'apprentissage et de renseignement. Mais au bout du compte tous ces cordages intérieurs à la narration sont des artifices académiques un peu grossiers. Dans The Witcher 3 Geralt a recouvré sa mémoire sans que l'histoire devienne un cours d'initiation pour les nouveaux joueurs.
Au vrai ma critique n'est pas à prendre comme un reproche mais comme un examen a posteriori. Le côté simpliste et utilitaire de la narration est un trait commun avec la plupart des jeux vidéo jusqu'à la fin des années 2000. C'est un défaut de finesse, The Witcher le porte en lui. L'écriture est trop brute, trop abrupte. Elle manque d'expérience, elle manque de personnalité. Et pour cause : c'est le premier jeu de CD PROJEKT et de Marcin Blacha, son chef scénariste. Blacha s'est depuis occupé à diriger l'écriture narrative sur The Witcher 3 et Cyberpunk 2077. Résultat, quinze années plus tard : l'expérience et la personnalité ont (génialement) perforé les limites de l'académisme.
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