Temps de jeu:
370 minutes
[h1]Les mots, la mort, les sorts[/h1]
Intrigué par la proposition d'un visual novel français, je ne me doutais pas qu'[b]Along the Edge[/b] allait me replonger dans la lecture d'un classique de l'anthropologie de Jeanne Favret-Saada, [i]Les mots, la mort, les sorts[/i]. L'ethnologue y prend comme sujet la pratique de la sorcellerie dans le bocage mayennais, et aborde l'impossibilité de collecter la moindre information en tant qu'agent extérieur à l'environnement, car ceux qui la pratiquent se fichent complètement de la sorcellerie en tant que [i]savoir[/i] : ils ne l'usent qu'en tant que [i]pouvoir[/i].
Daphné Delatour, la protagoniste principale du jeu, n'est pas une ethnologue, loin de là ! Doctorante à l'université (les villes ne sont jamais nommées, mais l'on suppose qu'on se trouve en France), elle traverse un très mauvaise passe, entre des études qui n'ont pas de sens et [spoiler]la perte de son enfant in-utero[/spoiler] qui a fait imploser son couple et sa vie. Apprenant le décès d'une grand-mère distante, elle hérite de fait de sa résidence en campagne...l'occasion idéale de prendre un nouveau départ, de se changer les idées, et pourquoi pas de refaire carrière dans l'enseignement.
Bien sûr, Daphné ne se doute pas qu'elle hérite de bien plus qu'une jolie maison de campagne, mais aussi de toutes les affaires familiales, des non-dits, et des histoires de sorcellerie.
[b]AtE[/b] risque de prendre le contre-pied de beaucoup de joueurs et joueuses, à bien des égards.
Il adopte tout d'abord un style très descriptif et introspectif, qui convient parfaitement à la traversée du désert d'une Daphné en plein deuil, mais qui est inhabituel dans un jeu vidéo où on est rompus à l'exercice de la narration extravertie et éloquente. Étant dans une démarche de guérison et d'isolement, interagir avec autrui ne lui vient pas naturellement. Elle parle donc peu et rarement de son plein gré, ce qui peut donner une impression de dialogue "forcé" si on ne fait pas l'effort minimum d'empathie.
Il faut aussi accepter [i]qu'on ne contrôle pas Daphné[/i], mais plutôt qu'on l'oriente subtilement dans l'une ou l'autre direction. Daphné n'est pas le joueur/euse, mais bien une personne à part entière avec ses motivations et ses réactions propres. On se contente de suivre son histoire, ça se voit dans le descriptif des choix de dialogue qui reste vague sur la manière dont elle va aborder le sujet. La manière dont on voit l'évolution des personnages, avec les deux axiomes Conciliante/Abrasive et Cartésienne/Occulte, concourt à brouiller les pistes sur la suite des événements. Nous ne sommes pas dans un jeu estampillé Bioware où l'on choisit entre être Gandhi ou Hitler : les choix et conséquences peuvent être flous, peu prévisibles, et certaines réactions peuvent choquer. C'est normal quand on a affaire à de l'humain.
Enfin, le traitement de la sorcellerie à proprement parler peut en frustrer certains/aines, et cela me ramène au livre de Favret-Saada. À aucun moment, le jeu ne vous dira comment vous devez interpréter ce qu'il se passe. Pensez-vous que cet accident a été provoqué par un maléfice ? Fort bien. Au contraire, pensez-vous que des accidents arrivent à tout le monde tout le temps, rien d'exceptionnel là-dedans ? Comme vous voulez. Aucune explication n'est clairement donnée ni forcée [i]et c'est voulu[/i]. Le jeu se joue de cette impossibilité fondamentale car réelle d'expliquer l'inexplicable. Nous ne sommes pas dans un récit d'[i]urban fantasy[/i], votre interprétation des événements ne regarde que vous ! La magie dans cet univers passe par le pouvoir et par lui seul, ses acteurs n'ont que faire des explications et des rationalisations, seul compte son usage.
Tout juste pourrais-je lui reprocher des scènes d'exposition un peu rigides via l'arrivée de personnages quelque peu impromptus (les frères et sœurs Malterre), c'est un défaut qui vient avec le style d'écriture, mais peut-être aurait-il fallu tenter un style plus fluide et naturel ?
Au final je ne peux que conseiller [b]Along the Edge[/b], déjà parce que c'est un jeu écrit en français et ça se sent sur le registre de langage employé, bien moins raide que lors d'une traduction anglaise ou japonaise, mais aussi parce que c'est le récit touchant d'une personne blessée en voie de guérison.
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